Un article de 1908, il y a tout juste 110 ans, expliquant le football au public français par Fernand Bidault (1879-1914), l’un des premiers journalistes sportifs, spécialiste du rugby.
Ballon ovale, Ballon rond
«Je Sais Tout» – février 1908
par Fernand Bidault.
Le football, vieux jeu celte revenu en France transformé par les joueurs anglais, s’y est implanté d’une façon définitive et brillante. Ce superbe sport, qui n’est pas le jeu brutal que s’imaginent les profanes, mais qui demande autant de sang-froid et de réflexion que d’agilité, a ses partisans fanatiques dont le nombre grandit sans cesse.

Un coup de sifflet de l’arbitre vient d’indiquer qu’une faute a été commise. Le jeu est alors arrêté et les «avants» se placent, pliés en deux, épaules contre épaules. Un des «demis» jette le ballon au centre du groupe formé par les «avants» tandis que l’autre «demi» et les «trois-quarts» surveillés par leurs adversaires, guettent la sortie du ballon.
Ce législateur avait raison car on ne doit pas plus jouer au football dans un jardin où il passe des nourrices et des sénateurs, qu’on ne peut faire de la bicyclette dans un salon.
Le football n’avait pas besoin de ce nouveau coup. Deux faits ont suffisamment assombri la réputation de ce jeu de «ballon au pied», dont les règles nous viennent d’Angleterre: ses origines, et la confusion commise avec le football américain.
De l’inoffensif follis latin, les Celtes de Cornwall avaient fait le rude hurling over country, et nos pères, la sauvage soule à travers champs, ballon de cuir rempli de foin qu’on poursuivait de commune en commune. «C’était un jeu chaud, dramatique, où l’on se battait, où l’on s’étranglait, où l’on se brisait le crâne: c’était le jeu qui permettait de tuer son ennemi sans renoncer à ses Pâques pourvu que l’on prit soin de frapper comme par hasard.» D’aucuns considèrent la soule comme un «dernier vestige du culte que les Celtes rendaient au soleil.» Cette origine religieuse n’a pu faire oublier les fâcheux excès de ces sportsmen d’antan.Quant le football des écoliers anglais fut importé chez nous, voici quelque vingt ans, la presse frémit.

La partie va commencer: le ballon a été placé au milieu du terrain et c’est le camp du bas qui a gagné au sort le coup d’envoi. Un de ses joueurs s’apprête à donner un coup de pied dans le ballon pour l’envoyer dans le camp adverse. Les joueurs de ce dernier se sont disséminés pour cueillir de suite le ballon.
Personne n’a songé à introduire en France cet exercice, qui répugne à la délicatesse européenne. Mais tous les peuples ont adopté le football anglais, jeu d’adresse et de savantes combinaisons, qui met en œuvre les qualités physiques et morales d’une nation, sans endommager ses représentants. La dépense d’énergie, la liberté de mouvements qu’il demande ont effaré notre race de bureaucrates.

Tout joueur qui porte le ballon peut être arrêté par un adversaire. On n’a jamais le droit d’arrêter un homme qui n’est pas en possession de la balle. Ici, le joueur vient d’être saisi par deux adversaires qui vont le «plaquer» c’est-à-dire le faire tomber, pour empêcher son attaque.
PS: de nos jours, on appellerait cela «le coup de la corde à linge…». Autre temps…
Un jour, pendant une parlie, deux grands spectateurs échangeaient des paroles sévères. C’étaient deux pères discutant des mérites de leurs rejetons momentanément adversaires! Le football anglais, jeu d’hiver, se joue sur une pelouse de gazon, mais non point d’une façon uniforme, car il y a deux sortes de football, également en honneur chez nous: l’Association et le Rugby.
LE FOOTBALL ANGLAIS EST UN JEU D’ADRESSE.
Le jeu d’association se joue avec un ballon rond entre deux équipes de onze hommes occupant chacune la moitié d’un terrain. L’objet du jeu est de faire pénétrer le ballon à l’intérieur du but adverse, rectangle formé par des poteaux enfoncés dans le sol et reliés par une barre transversale. Il est interdit aux joueurs de se servir des mains pour le faire avancer; ils ne peuvent le frapper qu’avec le pied ou avec la tête. Une tactique ingénieuse les oblige à l’envoyer très loin parfois, d’un long coup de pied, ou au contraire à le faire rouler devant eux. Comme les joueurs adverses s’opposent naturellement à cette invasion en essayant d’arrêter le ballon, le joueur ainsi menacé doit toujours s’en débarrasser en le passant du pied à un camarade mieux placé que lui pour avancer.
Le ballon, sorti de la mêlée, est pris par un «trois-quart» qui, au moment d’être arrêté, le repasse à l’un de ses partenaires. En procédant ainsi de suite, malgré les efforts du camp adverse, un des joueurs arrive à marquer un «essai».
Ainsi, par des procédés divers, les footballeurs célèbrent le culte du soleil. L’application de cette tactique demande beaucoup de réflexion. Elle est dirigée, dans chaque équipe, au rugby et à l’association, par un capitaine, choisi parmi les joueurs les plus expérimentés. Les équipiers sont divisés selon leurs aptitudes, en groupes, dont le rôle est différent dans la partie. Dans une équipe de rugby, par exemple, huit avants, les joueurs les plus vigoureux, sont chargés de s’emparer du ballon, en le suivant constamment. Dans certains cas, ils se groupent, en ordre précis contre les huit avants adverses, constituant ainsi une mêlée régulière. Le ballon étant mis au milieu, les avants de chaque camp essayent de le faire sortir, à coup de talon, derrière leur groupe. Deux demis sont là pour le ramasser et, avec les trois-quarts, les meilleurs coureurs de l’équipe, commencent une série de passes, qui les mènera sur les buts adverses, si l’un d’eux n’est pas arrêté par l’adversaire placé en face. Au rugby, en effet, le joueur qui porte le ballon peut être jeté à terre, ce qui contrarie l’attaque. Il faut donc que chaque joueur songe à son équipe et ne cherche pas à briller par lui-même.
De haut en bas: 1° Le ballon étant sorti de la «ligne de touche», vient d’être remis en jeu. 2° Les joueurs se sont lancés à la poursuite du ballon; 3° Un joueur, porteur du ballon, dépasse la «ligne de but» adverse et marque un «essai»; 4° L’«essai»: le joueur pose le ballon en dehors de la ligne de but adverse; son équipe gagne trois points; 5° L’essai étant marqué, un joueur va essayer de le «transformer en but» en l’envoyant d’un coup de pied au-dessus du rectangle formé par les poteaux constituant le but.
Voici la disposition des équipes d’une partie de football association, qui ne comporte que onze joueurs par camp, – au lieu de quinze au rugby – et qui se joue qu’avec la tête et les pieds, à l’encontre de ce dernier dans lequel les joueurs ont le droit de se servir des mains.
LA TENUE DES FOOTBALLEURS
Nos joueurs de football ne revêtent pas, pour s’adonner à leur sport d’élection, l’attirail effarant des joueurs américains. Ceux-ci dont la distraction consiste, nous l’avons dit, en une sorte de massacre, se protègent contre les coups, comme les guerriers du moyen âge, par une armure complète. Un plastron rembourré à la poitrine et sur les épaules, un pantalon en épaisse toile huilée, des jambières de fer, des gants, un protège-nez en caoutchouc durci constituent l’accoutrement ordinaire des footballeurs d’outre-Atlantique. Il ne suffit pas toujours à les garantir. Et nous ne pouvons qu’admirer, sans chercher à l’imiter cet étrange divertissement.
Notre football, nous le répétons, n’a de commun que le nom avec ce dangereux passe-temps. Les joueurs anglais et français se sont donc contentés d’adopter un costume aussi simple et pratique que possible: culotte courte flottante et bas de laine, chemise aux couleurs du club pour l’association, jersey collant pour le rugby, afin de rendre en ce dernier jeu les arrêts plus difficiles. Les chaussures de football étonnent toujours le profane. Faites en cuir blanc, jaune ou noir, elles portent souvent de larges brides transversales destinées à assurer la direction des coups donnés au ballon. Sous la semelle, des rondelles ou des bandelettes de cuir épaisses de deux centimètres, empêchent le joueur de glisser sur le gazon humide. Les crochets et les clous sont interdits, afin d’éviter à autrui tout risque de blessure.
Le «dribbling» au rugby comme à l’association, est l’acte d’un joueur qui court en conservant le ballon devant ses pieds. Le joueur est souvent bousculé au cours de cet acte, mais on n’a pas le droit de le «plaquer» volontairement.
Les footballeurs s’amusent parfois. Un soir les joueurs d’une célèbre équipe parisienne, de passage dans une grande ville de province, se divisèrent en deux groupes, feignant de ne se point connaître. Entrant l’un après l’autre dans un café les groupes échangent bientôt des propos aigres, des injures, puis des projectiles. Enfin ils sortent tumultueusement comme pour vider dans la rue cette querelle. Avides de scènes de carnage les consommateurs les suivent. La foule des passants s’attroupe, on frémit. Quand l’émoi fut à son comble, les vingt camarades, bras dessus bras dessous regagnèrent leur hôtel…
Beaucoup de lycéens jouent au football le jeudi, et dans certains établissements on y joue tous les jours. Mais les récréations sont brèves et l’on n’a point le temps de revêtir un costume approprié. Comme on se trouve, on s’entraîne ferme. Et c’est un fléau qui s’abat alors sur les doublures, les boutons, les cravates et les manches de chemise; un de ces massacres de vêtements qui font gémir les mères et inspirent aux papas des périodes éloquentes!
Au prix de pareils sacrifices, nous sommes devenus habiles et nos grandes équipes de rugby surtout sont très présentables. Nous exportons ces produits nationaux, principalement en Angleterre, et la comparaison n’y est plus humiliante pour eux. Nous contribuons à l’entente cordiale; et les Anglais reçoivent nos joueurs avec une profusion de drapeaux, de musiques et de démonstrations enthousiastes.
COMMENT DE GRAVES SPECTATEURS NÉGLIGENT TOUTE RETENUE
Certains maires donnent en grande cérémonie le «coup d’envoi» dans le ballon. Nos consuls assistent aux banquets et, pour bien montrer qu’ils sont Français, nos joueurs font quelque scandale dans les musics-halls locaux. Mais nos hôtes sont enchantés: ne sommes-nous pas le peuple le plus gai de la terre? Ils pardonnent tout à leurs adversaires de l’après-midi. Il n’y a qu’une chose qu’ils ne tolèrent pas: le port de la barbe. Les Anglais ne peuvent pas souffrir des footballeurs barbus. Un de nos plus brillants joueurs, détenteur d’une barbe superbe, fut accueilli, sur un terrain anglais, par une hilarité générale. La galerie s’esclaffait en le voyant courir et lui criait, avec un inimitable accent d’Anglais qui s’amusent: «Go on, berbe!».
Lorsque «l’essai» a été accordé par l’arbitre, un des joueurs du camp qui l’a marqué essaie de le transformer en «but» en donnant un coup de pied dans le ballon pour le faire passer au-dessus des poteaux du «but».
Transportez autour des barrières d’un terrain de football, l’assistance houleuse d’une assemblée électorale, vous aurez une idée de la scène. Ce sont les mêmes cris bizarres et les mêmes exclamations pittoresques, manifestant un semblable parti pris. Chacun a son champion, dont il arbore parfois les couleurs. Et les partisans de chaque équipe échangent, en un langage non exempt de violence, des propos alternés.
Des personnages considérables assistent à ces rencontres et s’y passionnent. Fonctionnaires et commerçants, notaires et magistrats abdiquent pour quelques instants toute majesté! C’est qu’au spectacle de la lutte ardente menée sur la pelouse par ces jeunes hommes, assoupies jusque là, se réveillent les énergies héritées d’un autre âge.
Sur le gazon, les athlètes s’épuisent en courses échevelées, rivalisent d’adresse et d’ingéniosité, conduisent de ces attaques irrésistibles qui enthousiasment la foule. Ce qu’ils gagnent à se dépenser ainsi? Mais rien, rien du tout, que la joie d’être acclamés et parfois un titre de champion auquel ils attachent un prix inexplicable.
Il y a des champions de France et des champions de Paris, des champions scolaires et des champions militaires. Et l’on ne saurait croire avec quelle âpreté les équipes se disputent ce renom éphémère. De graves messieurs, secrétaires ou trésoriers de clubs, perdent l’appétit et le sommeil à préparer ces victoires; quelques-uns conservent dans leur portefeuille les comptes rendus, consacrant leur gloire.
Un jour, dans un wagon-restaurant, les voyageurs effarés entendaient quatre personnages correctement vêtus discuter avec virulence. «Je vous disais de le descendre! criait l’un d’eux, je vous réponds que je ne l’aurais pas manqué. Vous n’aviez qu’à lui «rentrer dedans» ou à l’attraper par les jambes et à le culbuter!» Anxieux, les voyageurs jetaient un regard aux sonnettes d’alarme. De sinistres souvenirs de romans-feuilletons les hantaient. Sauront-ils jamais qu’une simple conversation de footballeurs les avait jetés dans cet émoi? Le féroce crieur était un distingué professeur de philosophie…
Cette fureur de vaincre gagne les plus humbles équipes scolaires. Et l’on n’oublie rien pour s’assurer le succès. En province, l’équipe qui en reçoit une autre la fait promener toute la matinée par des compères, à travers la ville. On lui montre les mails, la préfecture, la rivière, la cathédrale. On lui propose une ascension des tours. On la bourre de cigarettes. Avec quelle joie féroce on épie après déjeuner les mines harassées des visiteurs!
Nous nous rappelons une partie jouée à Toulouse la rose, sur les rives charmantes de la Garonne. On nous offrit, avant le match et à la mi-temps, des litres de punch à discrétion. Pauvres Parisiens en voyage! L’effet dépassa l’espérance des indigènes. Notre équipe compromit dans l’aventure une partie de son renom.
AMATEURS ET PROFESSIONNELS – LES «RECETTES» DU FOOTBALL EN FRANCE ET EN ANGLETERRE
Cette farouche volonté de gagner est toute gratuite, car les footballeurs français sont exclusivement «amateurs». L’Angleterre possède des équipes professionnelles dont les joueurs sont payés au prorata des recettes. Ils ne montrent jamais plus d’ardeur que les amateurs. Tant il est vrai – et c’est heureux pour les gens économes – qu’un titre flatte, plus que les richesses, la vanité humaine.
Les spectateurs anglais payent leurs places plus cher que les nôtres; et ils sont plus nombreux. Certains matches déplacent en Angleterre 150.000 personnes et fournissent une recette de 300.000 francs. Nous n’avons guère, en France, réuni jusqu’ici plus de dix mille spectateurs. Mais les progrès furent tels en quelques années que les longs espoirs nous sont permis.
FERNAND BIDAULT.
Voici une partie de l’acoutrement dont s’affublent les footballeurs américains pour se protéger contre les mauvais coups. Leur jeu, extrêmement violent, n’a aucun rapport avec les deux footballs joués en Angleterre et en France.